Ténèbres. Son de bouillonnement quelque part près de moi. Odeur de moisissure. La mienne ? Une main glacée sur mon front. Des paroles de réconfort, dans une langue que je ne comprends pas. Goût horrible dans ma bouche, collé à mon palais, s’insinuant sans fin dans ma gorge. Et une douleur qui me tord les boyaux, qui semble écarteler jusqu’à mon âme.
Voilà ce que je ressentis pendant plusieurs jours, priant intérieurement dans mes rares moments sans délire pour que la fin vienne, pour que cesse ce supplice interminable.
Jusqu’au jour où la douleur sembla s’estomper, mes sens s’affiner, notamment ma vision. Je me rendis compte que j’étais alitée dans ce qui paraissait être une cave, au toit voûté de pierre et bien entendu dépourvu de fenêtres. C’est du moins ce que je pus constater en tournant la tête, mon état d’affaiblissement ne me permettant pas plus de mouvements. J’essayais à maintes reprises de me redresser légèrement mais c’était comme si mes membres refusaient de répondre, chaque tentative se soldant par des cyclones de vertiges et une nausée affreuse. Je sombrais dans le sommeil, un sommeil peuplé d’images de torture, d’hommes encapuchonnés psalmodiant sans fin des formules magiques, d’éclairs bleus qui me transperçaient le corps par dizaines. Je m’éveillais en hurlant lorsque l’un d’eux me frappa en plein visage, givrant jusqu’à mes yeux ! Le contact de la main glacée sur mon front me rasséréna quelque peu, la peur panique laissant progressivement la place à la suspicion. Qui donc était-ce ? Qui entendais-je s’affairer autour de moi ? Et où étais-je ?
En tournant la tête, je pus apercevoir une silhouette à quelque distance de moi, semblant occupée au milieu de quantités de ballons et de tubes de verre, de diverses tailles et formes, contenant des liquides bouillonnant, de couleurs variées.
« Je suis Alchimiste, et je me nomme Arlan. Ne t’en fais pas, ce ne sont pas là des instruments de torture mais des potions de guérison. Ne fais aucun effort, tu n’es pas prête encore… »
Je me remémorais ma dernière vision avant de me réveiller ici, celle d’un démoniste me prenant sur son épaule, celle d’un démon aux yeux méfiants et tristes. Je décidais de m’en remettre à celui qui semblait être mon sauveur, sans toutefois lui accorder une totale confiance. Mais que pouvais-je faire de toute façon, j’étais tout à fait incapable du moindre mouvement, faible comme un enfant qui vient de naître…
Etrangement cette métaphore ne quitta pas mon esprit, jusqu’à quelques jours plus tard où je me réveillais en trombe, dressée dans mon lit, les yeux écarquillés, les ongles plantés dans ma couche jusqu’à la transpercer ! Par tous les Dieux, je venais effectivement de renaître !
Le peu de lumière procurée par les liquides bouillonnants ne me permis que de constater que si renaissance il y avait eu, celle-ci semblait s’être effectuée dans mon corps adulte. Mais il avait changé, je n’osais me toucher moi-même. J’amenais lentement les mains devant mes yeux, comme on approche un cadavre de bête pour l’observer, pleine d’appréhension, sur le qui vive. Mon âme entière se révulsa à ce que je vis alors ! Plusieurs de mes doigts laissaient apparaître leurs os, les chairs autour étaient en décomposition, des vers s’insinuant entre mes phalanges putréfiées. Je me mis à hurler comme une damnée, avec l’espoir au fonds de moi que le faire me tirera de ce cauchemar, puis dans un effort désordonné, la tête me tournant comme dans le plus abominable des carrousels de la peur, je descendis de mon lit, titubante et au bord de la folie pure. La couverture qui glissa contre ma jambe me fit frissonner de dégoût, ce contact m’était insupportable et me fit diriger le regard vers le sol ; et c’est au plus profond des abîmes de l’horreur que je m’effondrais alors en constatant qu’il en était de même pour mes jambes et mes pieds que pour mes mains. Et que d’ailleurs mon corps dans son intégralité était…mort ! Mort et rongé par les vers !
Je m’écroulais au sol, secouée de sanglots, lorsque la porte, que je n’avais pas vu jusque là, s’ouvrit en trombe et qu’Arlan me prit dans ses bras pour me recoucher. Sans un mot, il fit pression sur mes mâchoires de sa main gauche pour me forcer à ouvrir la bouche et me fit ingurgiter un liquide au goût répugnant, mais qui eut le don de me calmer presque immédiatement. Puis il me parla :
« Je sais ce que tu ressens, je suis passé par là moi aussi. La réalité est cruelle, mais autant te l’infliger de suite, afin que tu puisses conserver ton libre arbitre en ce qui te concerne. Tu décideras par toi-même de ce qu’il convient de faire à ton propos. Alors écoute-moi bien, petite, puis je te laisserai tout le temps de la réflexion et respecterai ton choix, quel qu’il soit. »
J’acquiesçai, les yeux noyés de larmes mais l’esprit plus calme. Arlan m’essuya le visage, s’assit près de moi sur le lit et reprit d’une voix posée, sereine, presque monocorde :
« Tu es morte ma jeune amie. Ou plutôt tu es devenue une non-morte. Ton corps a succombé à la fièvre propagée par le Roi Liche et ses Légions Ardentes, mais ton esprit demeure. Il a fallu quelques jours pour que tes fonctions vitales se stabilisent de nouveau, ce qui explique l’état de décomposition de tes membres. Pour une raison que je ne comprends pas bien, tu n’es pas tombée sous le coup de la domination du Roi Liche. Peut-être est-ce grâce au bouclier magique de ces bouchers de Dalaran, je ne peux que le supposer. Toujours est-il que tu es libre. Il n’y a en effet que deux possibilités pour un non-mort, être l’esclave de la Légion Ardente, ou bien servir dans l’armée de la Dame Noire, Sylvanas, libératrice de nombre de non-morts qui s’appellent eux-mêmes les « Réprouvés ». Tu es pour ta part dans un cas de figure tout autre. Le Roi Liche ne t’a pas trouvé, la Dame Noire n’a donc pas eu l’occasion de te « libérer » non plus. Tu es libre, tu ne dois rien à personne.
Saches toutefois que c’en est fini de ton existence en tant qu’humaine, tu es devenue une proie, répugnante à leurs yeux, pour tes anciens compatriotes. Ils te pourchasseront sans répit et finiront par te brûler sur leurs bûchers quand ils t’auront attrapée. Alors je me répète, tu es libre, libre de ton choix sur ce que tu comptes faire de toi-même, libre de décider si tu te laisseras anéantir pour de bon ou bien si tu préfères te défendre efficacement.
Je te propose donc mes services, sans contrepartie. Tu as le choix, ma jeune amie, soit je te terrasse, ici et maintenant, d’un trait de l’ombre et mets ainsi un terme à tes souffrances présentes et à venir ; soit je t’enseigne les disciplines démoniaques, et te permets ainsi de rebâtir ta personne.
Je te laisse le temps qu’il faudra pour prendre une décision. »
Arlan se leva alors, puis se dirigea vers la porte sans plus rien dire. Il s’arrêta net au son de ma voix, froide et déterminée :
« Comment lance-t-on un de ces traits de l’ombre… ? »
[à suivre…]